mercredi 26 mars 2014

19 août 1869
Cher Journal,
Je crois que j'ai une fâcheuse tendance à m'embarquer dans des situations compliquées. Tout à l'heure, je découvris que dans le petit jardin sur lequel donne ma chambre se trouvait une remise. Je suppose qu'il doit y avoir de ce fait un autre accès au jardin, sûrement depuis le quartier des domestiques. Toutefois, ce n'est pas la question. En vérité, si je l'ai découvert, c'est parce que j'y ai vu du mouvement. Je sais qu'il aurait été plus sage d'appeler quelqu'un, étant donné que j'ignorais qu'il y avait une remise, mais j'ai préféré savoir ce qu'il en était d'abord. Je suis alors tombée sur Kumiko, accompagnée d'un jeune-homme. Quand celui-ci se tourna vers moi, je fus pour le moins stupéfaite : c'était le samouraï auquel j'étais venue en aide il y a déjà plus d'une semaine. Quand ils m'ont vue, Kumiko a commencé à paniquer. Je n'ai pas compris grand chose à ce qu'elle me disait, si ce n'est qu'elle me suppliait. Il me fallut l'aide du jeune-homme et de son anglais approximatif pour comprendre qu'elle me suppliait de garder le silence. Evidemment, il n'avait pas le droit de se trouver dans notre propriété sans notre accord, mais je sentis qu'il y avait plus que ça. Cependant, que pouvais-je faire face au regard démuni de Kumiko ? Je dû la rassurer pendant un bon cinq minutes, lui promettant de ne rien dire à personne, lui disant que je garderai le secret. Finalement je réussi à la rassurer, et le jeune-homme s'en alla. Je me demande néanmoins qui il est. Je sais qu'il est samouraï, et je sais également qu'il a plus ou moins l'air d'être le fiancé de Kumiko, mais pourquoi était-ce donc si important que je garde le secret ? Et plus simplement encore, je donnerais cher pour mettre un nom sur son visage. Ceci dit, Kumiko semblait tellement inquiète à l'idée que je les aies surpris que je ne voulais pas l'inquiéter davantage en lui posant des questions. Peut-être M. Sawada le saura-t-il ? Il semblait connaître Kumiko personnellement, peut-être connait-il aussi son fiancé ? Il me faudrait penser à le lui demander, même si je vois mal comment aborder le sujet.
Pour ce qui est du reste, M. Bennett est venu dîner ce soir. Ses intentions me paraissent de plus en plus claires, et cela me met de plus en plus mal à l'aise. Je suis tiraillée entre d'un côté l'épouser et rentrer chez moi, et de l'autre ... Rester. J'ai peine à y croire, mais je ne pense plus vraiment à partir. Pas avant que je n'ai assouvi ma curiosité à l'égard du peuple japonais en tout cas. Je ne pense pas réellement me prendre d'affection pour leur culture un jour, bien que je préfère ne plus faire de pareilles affirmations, mais l'idée de vivre à leurs côtés ne me parait plus si désagréable qu'elle le fut il y a à peine un mois de cela. D'un autre côté, M. Bennett est réellement un bon parti, mais je sais que jamais je n'éprouverai des sentiments pour lui. Comment venir à apprécier quelqu'un qui vous met mal à l'aise ? Et ce n'est pas une gêne due à la timidité ou que sais-je, mais un véritable malaise, qui n'a rien d'agréable. Sans compter que tant que M. Sawada sera dans les parages, je crains de ne pouvoir m'éprendre de personne d'autre. N'est-ce pas là une situation délicate ? Et j'ignore comment m'en sortir.


21 août 1869
Cher Journal,
J'ai des papillons dans le ventre rien qu'en repensant aux deux jours qui viennent de s'écouler ! Depuis que nous nous sommes promené dans Tokyo, M. Sawada et moi-même nous sommes considérablement rapprochés. Oh, rien d'indécent, loin de là ! Cela reste une relation de professeur à élève, mais cela me fait tellement plaisir. Pour le moment, je m'intéresse bien plus à leur culture qu'à la langue, mais M. Sawada semble s'en accommoder. Il me raconte beaucoup de légendes japonaises, d'où elles viennent, le message qu'elles véhiculent, et cela me permet de mieux comprendre leur mode de vie. C'est follement intéressant ! Ainsi, nous passons tous les jours deux heures à discuter, et il n'est plus le seul à parler. Je le découvre chaque jour un peu plus, et chaque minute que je passe à ses côtés est un ravissement. Le soir, c'est son sourire qui flotte devant mes yeux avant de je ne m'endorme. Je sais que ce n'est pas raisonnable, mais jamais je ne me suis sentie aussi légère. Du moins, quand je suis à ses côtés ... Le reste du temps, je passe énormément de temps à me poser des question. Mon principal soucis pour le moment réside en la personne de M. Bennett. J'ai de moins en moins envie de le voir, et pourtant je le vois de plus en plus souvent. J'ai parfois l'impression qu'il s'est installé chez nous. Je connais le motif de ses visites, mais cela ne fait que me rendre sa présence encore plus désagréable. Le plus triste étant que ce n'est pas de sa faute. Il n'a rien fait pour mérité mon détachement, pire, mon dédain. Il est parfait en tout point, bien fait, bien élevé, élégant, vif d'esprit, intelligent, bref tout ce dont une femme pourrait rêver. Seulement ... seulement ce n'est pas mon cas. Peut-être que s'il n'y avait pas eu M. Sawada pour me faire tourner la tête, je me serais éprise de lui, quand bien même j'en doute. J'ai l'impression qu'il ne joue qu'un rôle. Je ne mets pas en doute la sincérité de ses intentions, mais celle de sa personne tout entière. Comme s'il cachait quelque chose. Père ne semble pas s'en rendre compte et l'apprécie énormément. Quand il n'est pas là, il me répète sans cesse qu'il ferait un gendre idéal, me mettant dans une position plus délicate encore. Il faudra bien lui en parler un jour, mais j'ai de la peine à l'idée de briser ses illusions ...

En dehors de ça, Kumiko se comporte de façon encore plus serviable qu'avant. Je pense qu'elle a peur de ce que je pourrais raconter. Quelque part, cela m'attriste. J'aimerais qu'elle puisse me faire confiance ... Je ne veux pas qu'elle me craigne. Mais comment le lui dire ? Je suis obligée de donner raison à Père quand il disait que parler le japonais s'avérerait pratique, à présent je regrette de ne pas avoir été plus appliquée. Peut-être pourrais-je demander de l'aide à M. Sawada ? Seulement, j'ai promis à Kumiko de ne rien dire à personne, hors que ferais-je si M. Sawada me pose des questions ? Je suis coincée. D'un autre côté, je me dis qu'il la connaît, peut-être que du coup je pourrais lui en parler ? Mais ce serait bien trop risqué, j'ai peur de trahir Kumiko, et cette fille ne mérite pas d'être trahie. Il me faudra pourtant bien trouver une solution ... On dit que la nuit porte conseil, j'espère que ce sera mon cas.

mercredi 19 mars 2014


12 août 1869
Cher Journal,
Cela fait deux jours depuis l'incident du samouraï, mais je ne suis pas sûre d'être tout à fait rétablie de mes émotions. Je n'arrête pas de repenser à ce que j'ai vu, à essayer de comprendre, mais j'en suis incapable. Père me dit que c'est parce que je suis trop jeune, et trop naïve, mais ses explications me laissent de marbre ... N'étais-je pas celle qui, avant de venir, lui avait tant répété que c'était un peuple primitif ? Et voilà qu'aujourd'hui c'est lui qui me tient ce discours alors que j'essaie vainement de mettre des mots sur ce qui se passe dans mon esprit.
J'ai voulu en savoir plus quant aux samouraïs, mais quand j'ai commencé à interroger M. Sawada sur le sujet, il s'est rembrunit, et m'a répondu que je ne devrais pas m'en préoccuper. Pourquoi tout le monde s'entête-t-il donc à me tenir éloignée de cette histoire de guerriers japonais ? Cela me frustre au plus haut point. Je pourrais sans doute demander à Kumiko, si seulement on parlait la même langue. Malgré moi, je commence à prêter attention aux cours de M. Sawada, il me faut percer ce mystère par tous les moyens. Je pense qu'il s'en est rendu compte, bien que je fasse mon possible pour garder un air le plus détaché possible. Cependant, son attitude n'a pas changé d'un pouce, à croire que l'étincelle d'intérêt à mon égard que j'avais vu briller dans son regard avant-hier n'était qu'une chimère. Pourtant, je l'ai vu discuter avec Kumiko, et quand il lui parle je vois bien qu'il lui accorde sa considération, alors pourquoi n'y ai-je pas droit ? Cet homme et son peuple restent définitivement une énigme bien complexe à résoudre pour moi. Ma curiosité me tiraille, et la frustration me gagne de plus en plus. Je ne sais définitivement plus quoi faire, et je me retrouve à tourner en rond comme un animal en cage. 

M. Bennett quant à lui est revenu hier et aujourd'hui. Il ne reste jamais très longtemps, mais vient simplement demander de nos nouvelles. J'ai l'impression que son attachement est sincère, et qui plus est il s'entend à merveille avec mon père. Malgré tout, l'affection qu'il me porte n'est pas réciproque. J'ai beau essayé, je n'y arrive pas. Si Père le savait, il me reprocherait sans doute d'avoir trop lu des romans d'amour, de me laisser envahir par la fougue romantique, mais ce n'est pas cela ... Il y a quelque chose chez lui qui m'empêche de m'attacher. J'ignore ce que c'est, et je suis bien trop prise par mes autres soucis que pour commencer à y réfléchir sérieusement. Peut-être est-il juste trop tôt ? Je suppose que c'est le cas.

 17 août 1869
Cher Journal,
Aujourd'hui, et pour mon plus grand plaisir, M. Sawada est arrivé en avance. Sans que je ne m'y attende, il a demandé à mon père s'il lui permettait de me faire visiter la ville. Etant donné que mon père a grande confiance en lui, il ne s'y est pas opposé, et c'est ainsi que M. Sawada et moi nous nous sommes mis en route. Je m'attendais à ce qu'il me montre de majestueux bâtiments, tout ce dont le Japon était en droit d'être fier. À la place, il m'a emmenée dans des petites ruelles à l'écart de la ville, vierges d'occidentaux. À vrai dire, je ne suis même pas sûre que les habitants aient jamais vu un occidental de leur vie vue la manière dont ils me regardaient. Tandis qu'il avait gardé le silence pendant tout ce temps, M. Sawada finit par me demander en anglais ce que je pensais du Japon. Je fus dans un premier temps embarrassée, ne sachant pas quoi répondre, et après quelques bafouillages admis que c'était un pays intrigant. Pour la première fois, je le vis sourire, et je me sentis fondre. Quand il posa son regard sur moi, il était différent, et je voyais enfin une parcelle de l'homme qu'il était. Que les astres me pardonnent, mais j'en suis tombée amoureuse. Cela me noue la gorge rien que d'y penser, mais c'est pourtant bien cela. Après quelques instants de silence, il a finalement repris "Les japonais ne vous comprennent pas non plus". Cela sonnait à mes oreilles à la fois comme une évidence et une révélation. Jusque là, j'avais toujours considéré mon incompréhension à sens unique, et jamais je ne m'étais dit qu'elle était mutuelle. Seulement, à partir du moment où M. Sawada avait prononcé cette phrase, cela me parut logique. J'avais toujours considéré ma culture comme un point de repère, car j'avais grandi avec elle. J'étais anglaise, j'avais reçu une éducation typiquement britannique, je ne parlais que l'anglais, jamais je n'avais rien vu d'autre que l'Angleterre. Il est dès lors normal que je ne comprenne pas la culture japonaise. Mais l'inverse était vrai également, et je m'en rendais seulement compte. M. Sawada poursuivit en m'expliquant que les japonais et les anglais avaient des modes de vie totalement opposés. Là où un anglais va préférer la franchise, un japonais va préférer la diplomatie. Alors que les anglais aiment à se serrer la main ou se faire la bise en rigolant de bon cœur, les japonais vont se contenter de s'incliner poliment et en silence. Ce sont des choses, m'a-t-il dit, qui provoquent des confusions car elles font que nous trouvons les japonais froids, et eux nous trouvent exubérants. Il m'a donné des tas d'autres exemples, à ce point qu'au final je ne savais juste plus quoi dire. Finalement, quand il eut fini sa démonstration, il se tourna vers moi avec un sourire, avant de me dire "sans compter que beaucoup d'anglais ont un mauvais a priori sur nous". Ma première réaction fut de baisser les yeux honteusement, car il avait parfaitement raison. Ce fut la première fois qu'au delà de ma curiosité, je me rendais compte que j'avais mal jugé son peuple, mais je n'étais pas prête à l'admettre à haute voix.
Nous avons finalement marché toute l'après-midi, dépassant bien plus les deux heures qu'il m'accordait en général. Il me parla longuement des usages japonais, ce qui me permit de beaucoup mieux les comprendre. Je remarquai rapidement que dans ses explications, il essayait de placer les noms japonais, mais cela ne me dérangea pas. Quand il me disait un mot un peu compliqué et qu'il me voyait froncer les sourcils, il se contentait de me le répéter doucement afin que je le retienne. À la fin de la journée, il m'a raccompagnée à la maison, et me proposa de recommencer la semaine prochaine tout en me promettant de me montrer d'autres endroits de Tokyo. J'acquiesçai sans doute un peu trop joyeusement car mon père me regarda avec étonnement, mais sur le moment cela ne m'importait guère. Finalement, je trouve réponse à mes questions.



Crédits photo : Julien Wautelet

mardi 11 mars 2014

31 Juillet 1869,
Cher Journal,
Cela fait à présent cinq jours que mon père m'a présentée un professeur de japonais, Sawada Uchimarô. Celui-ci vient tous les jours à raison de deux heures. Il me donne cours, et puis s'en va sans un mot. Jamais je n'ai vu une personne si étrange. Cela était-il propre à son peuple ? J'ai le sentiment que ce n'est pas le cas. Dès le début je lui avais fait comprendre que je ne comptais pas apprendre, ce dont il n'avait pas semblé s'offusquer. Je ne fais toujours pas le moindre effort, et cela ne semble pas le déranger. Je comprends de moins en moins ... Néanmoins, ces deux heures ne sont jamais désagréables. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais cet homme a quelque chose de tellement apaisant qu'en vérité, je prends plaisir à le voir. Il a une voix d'une incroyable douceur, et des manières très distinguées, à ce point que j'ai parfois mal au cœur quand il doit repartir. Tout cela est très déstabilisant ...

Quoiqu'il en soit, les journées se font de plus en plus chaudes, à ce point que je ne sais plus quoi faire pour me rafraîchir. Kumiko a pris l'habitude de toujours me porter une cruche remplie d'eau fraîche ; cette fille est tout simplement adorable. Elle parle toujours aussi peu, mais sa compagnie m'est devenue importante. D'autant plus que Père n'est pour ainsi dire jamais là, elle est de ce fait la seule personne - avec M. Sawada - que je vois de la journée. Enfin, bien sûr je ne parle pas des autres domestiques, qui baissent la tête et s'écartent dès qu'ils me voient. Ferais-je peur ? Je n'en ai pourtant pas l'impression. Peut-être devrais-je en parler à M. Sawada ? Mais je ne voudrais pas qu'il pense que je porte de l'intérêt à leur culture, pas après m'être montrée si claire à cette égard il y a une semaine seulement. Cependant, je dois bien admettre que ce peuple commence à m'intriguer. Ils ont tous l'air si polis, si attentifs, qu'il m'est difficile d'encore les voir comme un peuple non civilisé. D'un autre côté, ils sont à mille lieues de la manière dont les britanniques, et les occidentaux en général, se comportent, si bien que cela pique ma curiosité. Jamais je n'aurais pensé ce peuple intéressant, mais me voilà aujourd'hui mal prise. Quoiqu'il en soit, à force de les fréquenter, je devrais bien finir par les comprendre ...


4 Août 1869
Cher Journal,
Cette après-midi, mon père m'a présentée à John Bennett, le fils d'un de ses associés. M. Bennett a vingt-trois ans, et cherche à contracter un mariage, d'où les présentations. Je n'ai pas du tout à me plaindre je dois dire ... Du haut de ses vingt-trois ans, c'est un homme élégant et bien fait. Les traits de son visage me semblent un peu durs, mais tout en virilité. Il m'a l'air très cultivé, et parle avec raffinement. Qui plus est, il s'est montré si courtois à mon égard que je ne serais pas surprise qu'il finisse par demander ma main. Serait-ce pour moi l'occasion d'échapper au Japon ? Il n'a toutefois pas évoquer la possibilité pour lui de retourner en Angleterre, de ce fait je préfère me réserver. Il ne serait pas sage de m'emballer sur des présomptions. Néanmoins, c'est une affaire à laquelle il me faudra être vigilante.
Suite à cette entrevue, M. Sawada n'est pas venu aujourd'hui. Cela m'a fait très étrange, car c'est la première fois en plus d'une semaine que je ne l'ai pas vu, à croire que je me suis rapidement habituée à sa présence. Malgré moi, tout au long de ma conversation avec M. Bennett, je n'ai eu de cesse de les comparer. M. Bennett a un visage et un regard beaucoup plus sévère que M. Sawada, avec lequel je m'étais directement sentie à l'aise. Leur beauté n'est bien sûr pas à comparer mais ... Je trouve M. Sawada bien plus beau. Je ne pensais pas un jour dire cela d'un asiatique, mais il a un charme à la fois tendre mais viril que je ne parviens pas à retrouver chez M. Bennett. À plusieurs reprises, je me suis surprise à regretter qu'il ne fut pas avec nous, mais cela n'aurait sans doute pas rendu service à M. Bennett. Néanmoins, M. Sawada provoque chez moi un sentiment que je n'avais jamais éprouvé auparavant, un certain bien-être que je ne pensais pas connaître un jour. Cependant, il est hors de question que je laisse libre-court à ce sentiment, j'ai bien trop peur de ce à quoi il pourrait me conduire ...

10 Août 1869,
Cher Journal,
Je ne sais pas très bien par où commencer le récit de cette journée ... Tout cela est encore très flou, même pour moi. Je ne pense pas déjà avoir parlé du fait que mon père a beaucoup d'estime pour M. Sawada. Il dit de lui que c'est un homme extrêmement intéressant, et je ne peux pas lui donner tort. Seulement voilà, je ne pensais pas qu'il avait suffisamment d'estime que pour lui demander de nous accompagner en ballade alors que M. Bennett était venu nous proposer de marcher un peu dans les rues de Tokyo. Dieu sait combien je me suis retrouvée dépourvue avec d'un côté M. Bennett qui me courtisait, et de l'autre M. Sawada qui s'accaparait toute mon attention. Je ne me l'explique pas moi-même, mais il me fascine, et je passe chaque instant à ses côtés à l'observer, à m'imprégner de sa présence. Si bien que je n'ai montré que trop peu d'intérêt à M. Bennett, lui qui en mérite pourtant tellement plus ! Cependant, ce ne fut pas tout...
Tandis que nous étions sur le chemin du retour, j'ai vu un homme se faire frapper par deux hommes - des japonais - des forces de l'ordre. Il ne m'avait pas l'air menaçant, alors je me suis retournée vers M. Sawada pour lui demander ce qu'il se passait. Il m'a expliqué que c'était un samouraï, un guerrier japonais. Quand je lui ai demandé ce qu'il avait fait de mal, il a légèrement soupiré avant de me répondre qu'il n'avait sans doute rien fait. Tout au plus, a-t-il ajouté, avait-il son arme sur lui, ce qui est commun chez les samouraïs, mais interdit depuis peu. Une mesure qui a bien du mal à passer. Soit, rien qui justifiait un tel acharnement de la part des deux policiers. J'ignore pourquoi, mais il a fallu que je m'interpose. Je sais bien que cela était totalement déraisonnable de ma part, mais pouvais-je réellement restée de marbre face à une pareille injustice ? Evidemment, les trois mots de japonais que je connais ne m'ont servi à rien, et sans M. Sawada je ne sais pas ce que j'aurais fait. Il a joué les interprètes pour moi, et après quelques minutes, les deux policiers se sont retirés. Je voyais sur leur visage qu'ils étaient partagés entre la perplexité et l'agacement. Après tout, pourquoi une petite blanche venait se mêler de leurs affaires ? Quand je me suis retournée pour remercier M. Sawada, il aidait le guerrier à se relever. Celui-ci semblait blessé dans son amour propre, mais me remercia poliment. À cet instant, je su que je ne regretterai pas mon acte, et ce malgré les réprimandes de mon père. "Ce sont des barbares" m'a-t-il répété, mais je n'en crois pas un mot. Je sais avoir toujours soutenu, avant d'arriver au Japon, que les nippons étaient des sauvages, mais au fond qu'en sait-on ? Est-ce que le fait d'avoir une culture différente fait d'eux des sauvages ? Je n'en suis plus certaine. J'ai vu cet homme, ce guerrier se faire ruer de coups par des policiers sans réagir alors qu'il était armé. N'importe quel anglais aurait réagit bien plus violemment, mais lui non ... Cela ne prouve-t-il pas que leur civilisation est bien plus évoluée qu'on ne le pense ? Je suis confuse à ce sujet.
Pendant que je me faisais disputée, j'ai croisé le regard de M. Sawada. Je ne sais pas ce que j'y ai vu exactement ... Il me semblait triste, mais d'un autre côté, il semblerait que pour la première fois depuis notre rencontre il m'ait accordé de son attention. Le fait que je défende l'un des siens me rendait-il intéressante à ses yeux ? Je n'ai pas eu le temps d'en savoir plus car il a pris la route de sa propre maison pendant que je rentrais accompagnée de Père et M. Bennett. Celui-ci s'est inquiété de savoir si j'allais bien, si je n'avais pas été choquée par ce que j'avais vu. Je l'étais, mais pas dans le sens où il semblait l'entendre. J'étais choquée de voir des hommes imitant les occidentaux frapper l'un des leurs parce qu'il ne se pliait pas aux règles que nous venions lui imposer. Pour la première fois, tous mes repères volaient en éclat et j'en viens à me demander de quel droit nous venons sur leur terre détruire leur culture.
Toutes ces réflexions, il n'y a qu'ici que je peux les mettre au clair, car sans doute ne me comprendrait-on pas. Moi-même j'ai bien du mal ...



Crédit photo : Lunie Chan & Anaé Monta
Bonus #1 ici

mercredi 5 mars 2014


13 juillet 1869
Cher Journal,
J'écris ces premières lignes en espérant qu'elles m'aideront à tenir le coup si loin de chez moi. En ce 13 juillet, nous approchons des côtes japonaises, le pays où mon père a décidé de refaire sa vie. Bien sûr, ce fut sans prendre en compte mes multiples protestations... À quoi s'attend-il au juste dans ce pays alors que nous avions tout ce dont nous pouvions rêver en Angleterre ? Je ne parviens décidément par à le comprendre.
À bord, malgré l'air maritime, il fait une chaleur étouffante. Elle est bien loin l'Angleterre et ses températures modérées : j'ai l'impression d'être dans un charbonnage. Comment supporter une chaleur pareille ? Je doute m'y faire un jour. Tout comme je doute me faire à ce pays. Père m'a longuement parlé de leurs traditions, de leur langue, de leur mode de vie et de tout ce qu'il jugeait utile pour notre intégration. Très honnêtement, je n'en vois pas l'intérêt, comment se mélanger à des gens si peu civilisés ? Il n'est pas venu le jour où l'on me verra parler leur langue, ou m'appliquer à leurs coutumes. Je n'ai plus qu'à espérer que la présence d'occidentaux les influencera assez rapidement dans le bon sens, bien qu'en vérité je n'aspire qu'au jour où je pourrai rentrer chez moi. Ce n'est pas en soi une hypothèse à éliminer : de plus en plus de britanniques foulent le sol japonais, parmi eux des industriels mais également des militaires, dont des hauts-gradés. Je sais que jamais père ne s'opposera à une union matrimoniale, lui qui m'en parle depuis si longtemps, et à ce moment-là je pourrai rentrer chez moi. Bien sûr cela m'attristera d'être séparée de père, mais qu'y puis-je ? Rien ne l'obligeait à partir dans un premier temps ... Quoiqu'il en soit, d'ici-là, je continuerai à écrire de manière plus ou moins régulière dans ce journal, car c'est à présent tout ce qu'il me reste.


23 juillet 1869
Cher Journal,
Nous sommes enfin arrivés. Nous nous sommes installé dans une maison un peu à l'écart de la ville, à Tokyo. Père m'a expliqué qu'il s'agissait de la nouvelle capitale, qui avait été renommée ainsi en 1867, à savoir quand l'empereur s'y est installé. Auparavant elle s'appelait Edo. Les occidentaux sont réellement en affaire avec ce nouvel empereur. Apparemment, il a décidé de moderniser son pays - qui en a bien besoin. Je n'ai pas vraiment prêté attention au trajet que nous avons fait depuis le port, j'étais bien trop épuisée, mais les rues me semble si poussiéreuses, les maisons tiennent du taudis, et les gens ... Les femmes sont si peu attirantes, avec leurs cheveux noirs et raides, leur peau foncée par le soleil, et leurs tenues qui ne font pas honneur à leur féminité. Les hommes sont petits et gringalets pour la plupart, et porte également d'étranges vêtements que je ne saurais décrire.

La demeure est agréable, je ne peux pas le nier. Père a installée ma chambre avec vue sur le jardin, et c'est d'ici que je suis en train d'écrire. Il a engagé des servantes japonaises, qui ne parlent pas le moindre mot de notre langue, ce qui ne risque pas de faciliter la compréhension. Quoiqu'elles parlent si peu, même entre elles ... Dans l'ensemble, elles m'ont l'air aimables et efficaces, et après tout, c'est ce qu'on attend d'elles. Qui plus est, nous avons tout de même droit à un majordome japonais parlant un anglais à peu près correct, et par chance, mon père a réussi à engager un cuisinier européen. Au final, tant que je suis à l'intérieur, je n'ai pas trop de quoi me plaindre.
Père est souvent absent pour ses affaires, il faut qu'il fasse sa place sur le marché nippon. De ce fait, je passe beaucoup de temps dans ma chambre, à lire ou à dessiner. Cependant père m'a fait comprendre que mes journées seraient bientôt plus remplies ... Venant de lui je crains le pire.


26 juillet 1869
Cher Journal,
Cette journée fut sans doute la pire depuis que nous sommes arrivés ! J'ai finalement compris ce que mon père voulait dire lorsqu'il me parlait de remplir mes journées ... Tout à l'heure, il m'a présenté à Uchimarô Sawada, l'homme qu'il a choisit pour être mon professeur de japonais. Ne lui avais-je donc pas suffisamment répété qu'il était hors de question que j'apprenne cette langue rude et dénuée de charme ? Sans compter que je n'y vois pas le moindre intérêt. Lui, me parle d'intégration, mais depuis ma chambre, je n'ai aucune utilité à parler cette langue étrange. Pourtant, père semble en être convaincu, et je n'ai pas trouvé assez d'arguments que pour le faire changer d'avis.
Il a donc choisi un autochtone pour m'apprendre à parler le japonais, Monsieur Sawada. Celui-ci parle un anglais parfait, presque sans le moindre accent, et a des manières d'occidentaux. En ceci, j'ai été rassurée. Cependant, ce fut de courte durée quand je me suis rendue compte du peu de considération dont il fait preuve à mon égard. N'est-il pas censé être mon professeur ? Pourtant, il ne me porte pas la moindre attention. Je l'ai prévenue d'emblée que je ne comptais pas parler un mot de japonais, et pour toute réponse j'ai eu droit à un "C'est votre décision, je ne suis payé que pour vous donner cours, pas pour vous apprendre". Est-il donc possible d'être si mauvais pédagogue ? Ma foi, je ne me plains pas, au moins il ne me force pas la main, il n'essaie même pas de m'extirper le moindre mot. Ainsi, nous avons passé deux bonnes heures durant lesquelles il a parlé, m'a montré des symboles étranges auxquels je n'ai rien compris, avant de me remercier et de partir. Quel étrange personnage ... Néanmoins, il est une chose que je dois lui laisser : de tous les japonais que j'ai eu l'occasion de croiser, celui-ci est sans doute le plus beau. Il est vrai que je n'en ai pas croisé beaucoup, mais Monsieur Sawada a un visage tellement harmonieux qu'on lui pardonne vite ses traits orientaux. Je suis sûre que s'il était un peu plus attentif aux autres, il ferait quelqu'un de parfaitement agréable. 

En dehors de cela, aujourd'hui j'ai passé énormément de temps dans le jardin. Une servante japonaise m'accompagne partout où je vais, bien qu'elle ne dise pas le moindre mot. Yumiko, me semble-t-il qu'elle s'appelle. Elle m'a l'air fort jeune, mais il m'est difficile de juger dans la mesure où elle baisse la tête dès que je me tourne vers elle. Toutefois, je ne crois pas me tromper en disant d'elle qu'elle est d'une grande douceur, et d'une gentillesse à tout épreuve. Je regrette qu'elle ne parle pas l'anglais, bien que même si nous nous comprenions, elle n'a pas l'air d'être très loquace. Cela viendrait-il peut-être ? Les jours passent et me semblent de plus en plus longs sans personne avec qui converser ... Je n'ai pour seul exutoire que ce journal ainsi que mes dessins. 





crédits photo : Lunie Chan pour les deux premières, Anaé Monta pour la troisième.

samedi 1 mars 2014

Bara No Nikki - avant-propos.


"Le miroir est l'âme de la femme comme le sabre est l'âme du guerrier"

Japon, 1869. 
En 1854, sous la pression des forces internationales, le Japon commence à s'ouvrir au commerce avec l'extérieur. S'entame alors une ère marquée par des évolutions importantes pour l'archipel nippon, mais aussi par des réformes aux conséquences dramatiques pour les samouraïs, ces guerriers aujourd'hui presque légendaires. Tandis que la rébellion s'organise, certains occidentaux foulent le sol japonais. Parmi eux, Mary Dawson. 

Fille de Raymond Dawson, riche entrepreneur britannique, et de sa défunte épouse Elizabeth, Mary Dawson a bénéficié d'une éducation exemplaire. Cependant, quand son père décide de s'expatrier au Japon afin de profiter de l'ouverture économique, c'est tout son monde qui bascule. Bientôt, la voilà sur un navire, pour un voyage qui durera plusieurs semaines avant d'atteindre l'empire nippon. Elle commence alors un journal, où elle rapporte ses lamentations, mais aussi ses rêves et ses espoirs, sans se douter une seule seconde de ce qui l'attend une fois arrivée à destination. 

"Ne suivez jamais les traces du malheur, il pourrait bien se retourner et faire volte-face" 

Tout d'abord, je voudrais vous remercier d'être venue sur ce blog, mais surtout d'avoir lu ces premières lignes. C'est avec une joie immense que je vous annonce l'ouverture de "Bara no Nikki", le journal de Mary Dawson. Tout ce que vous allez lire est, bien entendu, une fiction, inspirée en grande partie de la fin des samouraïs et de l'avènement de Meiji. Cependant, bien que les personnages soient tous fictifs, je vais tenter de coller au maximum aux événements historiques, ainsi que vous plonger dans le Japon d'autrefois. En espérant que cela vous plaise ! Merci d'avance. 

Virginie Bianchi. 

Crédits : Photo par Lunie Chan.
Habillage par Blogger.
Citations japonaises.