19 août
1869
Cher Journal,
Je crois que j'ai une fâcheuse
tendance à m'embarquer dans des situations compliquées. Tout à
l'heure, je découvris que dans le petit jardin sur lequel donne ma
chambre se trouvait une remise. Je suppose qu'il doit y avoir de
ce fait un autre accès au jardin, sûrement depuis le quartier des
domestiques. Toutefois, ce n'est pas la question. En vérité, si je
l'ai découvert, c'est parce que j'y ai vu du mouvement. Je sais
qu'il aurait été plus sage d'appeler quelqu'un, étant donné que
j'ignorais qu'il y avait une remise, mais j'ai préféré savoir ce
qu'il en était d'abord. Je suis alors tombée sur Kumiko,
accompagnée d'un jeune-homme. Quand celui-ci se tourna vers moi, je
fus pour le moins stupéfaite : c'était le samouraï auquel j'étais
venue en aide il y a déjà plus d'une semaine. Quand ils m'ont vue,
Kumiko a commencé à paniquer. Je n'ai pas compris grand chose à ce
qu'elle me disait, si ce n'est qu'elle me suppliait. Il me fallut
l'aide du jeune-homme et de son anglais approximatif pour comprendre
qu'elle me suppliait de garder le silence. Evidemment, il n'avait pas
le droit de se trouver dans notre propriété sans notre accord, mais
je sentis qu'il y avait plus que ça. Cependant, que pouvais-je faire
face au regard démuni de Kumiko ? Je dû la rassurer pendant un bon
cinq minutes, lui promettant de ne rien dire à personne, lui disant
que je garderai le secret. Finalement je réussi à la rassurer, et
le jeune-homme s'en alla. Je me demande néanmoins qui il est. Je
sais qu'il est samouraï, et je sais également qu'il a plus ou
moins l'air d'être le fiancé de Kumiko, mais pourquoi était-ce
donc si important que je garde le secret ? Et plus simplement encore,
je donnerais cher pour mettre un nom sur son visage. Ceci dit, Kumiko
semblait tellement inquiète à l'idée que je les aies surpris que
je ne voulais pas l'inquiéter davantage en lui posant des questions.
Peut-être M. Sawada le saura-t-il ? Il semblait connaître Kumiko
personnellement, peut-être connait-il aussi son fiancé ? Il me
faudrait penser à le lui demander, même si je vois mal comment
aborder le sujet.
Pour ce qui est du reste, M.
Bennett est venu dîner ce soir. Ses intentions me paraissent de plus
en plus claires, et cela me met de plus en plus mal à l'aise. Je
suis tiraillée entre d'un côté l'épouser et rentrer chez moi, et
de l'autre ... Rester. J'ai peine à y croire, mais je ne pense plus
vraiment à partir. Pas avant que je n'ai assouvi ma curiosité à
l'égard du peuple japonais en tout cas. Je ne pense pas réellement
me prendre d'affection pour leur culture un jour, bien que je préfère
ne plus faire de pareilles affirmations, mais l'idée de vivre à
leurs côtés ne me parait plus si désagréable qu'elle le fut il y
a à peine un mois de cela. D'un autre côté, M. Bennett est
réellement un bon parti, mais je sais que jamais je n'éprouverai
des sentiments pour lui. Comment venir à apprécier quelqu'un
qui vous met mal à l'aise ? Et ce n'est pas une gêne due à la
timidité ou que sais-je, mais un véritable malaise, qui n'a rien
d'agréable. Sans compter que tant que M. Sawada sera dans les
parages, je crains de ne pouvoir m'éprendre de personne d'autre.
N'est-ce pas là une situation délicate ? Et j'ignore comment m'en
sortir.
21 août
1869
Cher Journal,
J'ai des papillons dans le ventre
rien qu'en repensant aux deux jours qui viennent de s'écouler !
Depuis que nous nous sommes promené dans Tokyo, M. Sawada et
moi-même nous sommes considérablement rapprochés. Oh, rien
d'indécent, loin de là ! Cela reste une relation de professeur à
élève, mais cela me fait tellement plaisir. Pour le moment, je
m'intéresse bien plus à leur culture qu'à la langue, mais M.
Sawada semble s'en accommoder. Il me raconte beaucoup de légendes
japonaises, d'où elles viennent, le message qu'elles véhiculent, et
cela me permet de mieux comprendre leur mode de vie. C'est follement
intéressant ! Ainsi, nous passons tous les jours deux heures à
discuter, et il n'est plus le seul à parler. Je le découvre chaque
jour un peu plus, et chaque minute que je passe à ses côtés est un
ravissement. Le soir, c'est son sourire qui flotte devant mes yeux
avant de je ne m'endorme. Je sais que ce n'est pas raisonnable, mais
jamais je ne me suis sentie aussi légère. Du moins, quand je suis à
ses côtés ... Le reste du temps, je passe énormément de temps à
me poser des question. Mon principal soucis pour le moment réside en
la personne de M. Bennett. J'ai de moins en moins envie de le voir,
et pourtant je le vois de plus en plus souvent. J'ai parfois
l'impression qu'il s'est installé chez nous. Je connais le motif de
ses visites, mais cela ne fait que me rendre sa présence encore plus
désagréable. Le plus triste étant que ce n'est pas de sa faute. Il
n'a rien fait pour mérité mon détachement, pire, mon dédain. Il
est parfait en tout point, bien fait, bien élevé, élégant, vif
d'esprit, intelligent, bref tout ce dont une femme pourrait rêver.
Seulement ... seulement ce n'est pas mon cas. Peut-être que s'il n'y
avait pas eu M. Sawada pour me faire tourner la tête, je me serais
éprise de lui, quand bien même j'en doute. J'ai l'impression qu'il
ne joue qu'un rôle. Je ne mets pas en doute la sincérité de ses
intentions, mais celle de sa personne tout entière. Comme s'il
cachait quelque chose. Père ne semble pas s'en rendre compte et
l'apprécie énormément. Quand il n'est pas là, il me répète sans
cesse qu'il ferait un gendre idéal, me mettant dans une position
plus délicate encore. Il faudra bien lui en parler un jour, mais
j'ai de la peine à l'idée de briser ses illusions ...
En dehors de ça, Kumiko se
comporte de façon encore plus serviable qu'avant. Je pense qu'elle a
peur de ce que je pourrais raconter. Quelque part, cela m'attriste.
J'aimerais qu'elle puisse me faire confiance ... Je ne veux pas
qu'elle me craigne. Mais comment le lui dire ? Je suis obligée
de donner raison à Père quand il disait que parler le japonais
s'avérerait pratique, à présent je regrette de ne pas avoir été
plus appliquée. Peut-être pourrais-je demander de l'aide à M.
Sawada ? Seulement, j'ai promis à Kumiko de ne rien dire à
personne, hors que ferais-je si M. Sawada me pose des questions ?
Je suis coincée. D'un autre côté, je me dis qu'il la connaît,
peut-être que du coup je pourrais lui en parler ? Mais ce
serait bien trop risqué, j'ai peur de trahir Kumiko, et cette fille
ne mérite pas d'être trahie. Il me faudra pourtant bien trouver une
solution ... On dit que la nuit porte conseil, j'espère que ce sera
mon cas.